Une terrible beauté
J’ai revu Tyrone Meehan le dimanche de Pâques 1977, au lendemain de notre première rencontre. Je ne l’ai pas reconnu. Il était au milieu de la rue, de dos, mains dans les poches, la capuche de sa parka bleu nuit tombée sur les yeux. Il parlait à voix basse avec deux hommes. Lorsque je suis passé près d’eux, il m’a appelé.
— Fils ?
D’un geste du pouce, l’Irlandais a relevé son capuchon. Il a cligné de l’œil en souriant, avec ce léger mouvement de tête qu’ont les gens d’ici pour vous saluer. Du menton, il m’a présenté Tim Devlin et Mike O’Doyle. Il leur a dit que j’étais français, et aussi luthier. De partout, les gens saluaient notre groupe. Nous étions au début de l’après-midi. Il pleuvait. Des centaines de nationalistes arrivaient sur Falls Road. Hommes en pauvres habits du dimanche, femmes maquillées de fête. Les fillettes portaient les couleurs de la République en rubans de cheveux. C’était la première fois que je célébrais l’insurrection de Pâques 1916. L’année précédente, j’étais reparti avant la procession.
Tyrone Meehan observait la manifestation qui se mettait en place. Mike O’Doyle ne disait rien. Un grand jeune homme légèrement voûté, au visage sec et aux yeux très clairs. Il était aux aguets, il tournait sans cesse la tête. L’autre, Tim Devlin, parlait vite. Je ne comprenais pas tout. Plusieurs fois, le mot « RA » a sonné au milieu du murmure. « RA », pour « Republican Army ». Bientôt, comme tout le monde, j’appellerais l’IRA comme ça. Un moment, Tyrone s’est dirigé vers un groupe d’hommes adossés au mur d’un pub.
— Tu viens, petit Français ?
J’ai remonté le col de mon blouson et je l’ai suivi. Il s’est approché du groupe. Il s’est penché. Un homme lui a glissé un mot, front contre front, montrant du doigt une rue en face. Alors Tyrone a hoché la tête. Il a fait son clin d’œil en me demandant d’aller au coin de cette rue, et d’attendre.
— Attendre quoi ? j’ai demandé.
— C’est une surprise, a répondu l’Irlandais, posant la main sur mon épaule.
A l’angle, j’ai retrouvé Mike. Il parlait avec une vieille femme qui lui tenait le bras. Les républicains arrivaient de partout. Des familles entières, des landaus par dizaines. Je regardais chaque visage, chaque sourire, chaque drapeau, chaque revers arborant le lys en papier, symbole des insurgés. J’avais épingle le mien la veille pour aller au club. Mon lys de Pâques était fripé, terni, il portait le trou d’aiguille de l’année dernière mais je n’en voulais pas un autre. Un vieil homme me l’avait offert. C’était le sien. Il l’avait enlevé de son revers et épingle sur le mien. Parce que j’étais français et que je repartais avant la manifestation. Porter ce symbole vert blanc orange a été mon premier geste d’appartenance.
La pluie avait cessé. Au milieu de la rue, massés sur les trottoirs, montés sur les poteaux, les grilles, les toits, des milliers d’Irlandais patientaient. Lorsque les blindés britanniques sont apparus, la foule les a hués. C’est tout. On ne jette pas de pierres ce jour-là. Simplement, on honore James Connolly et ses camarades à cols ronds. Dans le haut-parleur d’une Land Rover, un policier a dit que le rassemblement était illégal. « S’il vous plaît, dispersez-vous », ordonnait aussi une pancarte, fixée sur le toit du véhicule. Des hommes ont craché par terre. Des enfants ont fait des doigts d’honneur. A côté de moi, une femme a crié aux policiers qu’ils retournent d’où ils venaient.
— Je suis ici chez moi ! a hurlé un homme.
C’était la routine. Les Britanniques rappelaient que la marche était interdite mais ne l’empêchaient pas. Trop d’enfants, trop de vieillards, trop de monde pour disperser violemment. Les blindés sont repartis, dans un bruit raclant de moteur diesel et de ferraille.
Au moment de l’immense clameur, je tournais le dos à la rue. La foule applaudissait quelque chose, derrière moi que je ne voyais pas. Les drapeaux se sont agités avec force, des hommes ont tendu le poing, des centaines d’enfants ont hurlé leur joie.
— IRA ! IRA !
Le premier soldat de la République irlandaise était à quelques mètres de moi. Le premier. C’était le premier. J’en verrais d’autres et d’autres, mais c’était celui-là. Il portait un béret noir, des lunettes noires, une cravate noire, une veste noire sanglée d’une large ceinture blanche, un pantalon noir, une chemise blanche et des gants blancs. Il ouvrait la marche à sa compagnie. Une vingtaine de femmes et d’hommes, qui remontaient la ruelle sur trois rangs, les uns derrière les autres.
— Gauche ! Gauche ! Gauche, droite, gauche ! ordonnait l’officier.
J’avais les poings fermés. Les yeux brouillés. Je ne pensais rien. Je regardais la joie, les rires, les mains agitées et cette marche de guerre. Je me laissais faire. Sans ces uniformes noirs à l’avance pressée, la foule aurait semblé accueillir une parade de carnaval, ou une course de vélo, ou bien célébrer un chanteur populaire. Rien ne disait le drame. La rue avait changé. Le quartier tout entier. Tout ce qui faisait la tristesse, le désarroi, tout ce qui empestait la peur et la mort, tout cela s’était éteint dans le pas des soldats.
Derrière la petite troupe, les habitants se rangeaient pour la manifestation. Sur trois rangs, comme les clandestins. Trois longues files, sans banderole ni slogan. Le silence était revenu. La foule était sévère, solide, belle et fière. Face aux blindés britanniques, elle semblait tellement fragile avec ses poings levés, ses insultes enfantines et ses yeux de colère. Mais quand les combattants ont pris la tête de leur peuple, les fronts se sont levés. A mes côtés, un vieil homme a placé sa canne sous son bras, comme une badine d’officier. Un autre répétait « nos gars sont là » en clignant de l’œil tout autour. Sur les trottoirs, les enfants ne parlaient plus. Je les observais, immobiles, regard immense et bouche ouverte devant ce cadeau. Cathy et Jim n’étaient pas arrivés. Ils faisaient comme des centaines d’autres, attendant au coin de leur rue que la manifestation passe pour la rejoindre. Et aujourd’hui, bien des années après ce dimanche-là, je frissonne toujours en observant le cérémonial répété chaque année pour célébrer la prise de la grande poste de Dublin. La foule obstinée qui remonte Falls Road, nourrie en silence, rue après rue, pard’autres et d’autres encore.
— Ça va, fils ?
Tyrone ne s’est pas arrêté. Il a fait face aux soldats de la République. Au garde-à-vous, main levée, il leur a ordonné de soigner l’alignement. D’autres hommes étaient là dans la foule, tendus, casquettes enfoncées, capuchons rabattus, qui semblaient guetter par petits groupes.
— L’IRA, c’est aussi ceux que l’on ne voit pas, avait expliqué Jim.
J’ai remonté la manifestation encore immobile. Devant la compagnie et son capitaine, sept soldats portaient les couleurs de la République. Sept grands drapeaux sous le vent et la pluie. Je connaissais le premier, le vert blanc orange, l’emblème national. Je connaissais aussi ceux des quatre provinces irlandaises. La main rouge de l’Ulster, les trois couronnes du Munster, la harpe dorée du Leinster et le bras armé du Connaught. C’est Jim qui m’a expliqué les autres bannières. La bleue frappée d’étoiles pour honorer le socialisme de Connolly et le soleil levant des Na Fianna Eireann, les jeunes de la République.
Derrière l'IRA, les anciens prisonniers avaient pris place. Des centaines, en rang par trois. Des femmes, Jes hommes, des presque enfants, des cheveux gris et blancs. J’en connaissais quelques-uns. Ils se retrouvaient au club pour parler bas, puis haut à force de bière. Les familles de prisonniers et de victimes venaient ensuite. Des femmes sans mari, des enfants sans père, des hommes sans plus rien. Je suis resté longtemps devant cette humanité grise. Dans ces rangs-là, tous avaient le même regard. J’ai baissé les yeux en les croisant. Il y avait en eux comme ces voiles de brume qui s’attardent au matin, quelque chose de triste et de las. Les femmes avaient caché leurs cheveux sous des foulards de pluie. Les vêtements étaient pauvres, les mains rougies de froid. Je passais de l’un à l’autre. J’effleurais simplement.
Une jeune fille m’a longuement observé. Comme les autres, elle portait une couronne de fleurs. Elle a fait un geste. Un signe des yeux pour me dire que tout irait bien. Que je ne devais pas m’en faire. Que voilà, c’était comme ça. La guerre, la pauvreté, la prison, la mort. Et qu’il fallait avoir confiance. Et qu’il ne fallait pas que je pleure, parce que personne ici ne pleurait.
Je pleurais.
Je n’avais rien senti. Ni le brûlant d’avant les larmes, ni leur chemin sur mes joues, ni leur goût triste. Je regardais ces ombres maussades, ces vêtements boueux, ces cheveux confus, ces bouches orphelines, ces dos fatigués, ces yeux privés de ciel. Et je me suis mis à pleurer. J’en avais besoin. C’était ma façon de les applaudir. J’ai passé ma manche de blouson sur mes yeux.
La foule a avancé. Un pas lent, traîné, sinueux, entre les maisons basses, les briques, les trottoirs défoncés, les murs et les murs. Je suis monté sur un bloc en béton. La population défilait à perte de vue. J’ai pensé à une armée de misère. Puis j’ai suivi la marche sur le trottoir. J’avais décidé de m’y glisser avec Jim et Cathy, quand nous passerions à leur hauteur. Deux hélicoptères statiques surveillaient notre progression. Les gens ne parlaient pas. Ils marchaient comme on va, accompagnés par le tambour et les fifres guerriers.
J’ai revu Tyrone Meehan en arrivant au cimetière de Milltown. Il rassemblait une centaine de femmes devant le monument aux morts de la République. Cathy les avait rejointes. Jim marchait à mes côtés entre les tombes penchées et les mauvaises herbes. Jamais je n’ai vu un tel cimetière. A la tombée du jour, lorsque le ciel d’Irlande s’offre au noir et gris, lorsque le vent, lorsque la pluie, lorsqu’un mince rai de soleil tranche la suie des nuages, on le dirait en friche. Un chaos de croix celtiques, de ronces et de terre boueuse en pente douce vers le bas de la ville. Je me suis adossé à un ange de granit. Au micro, un homme a parlé de Dublin, de la prise de la poste par les insurgés, de la rébellion défaite, de James Connolly blessé, fusillé sur une chaise le 12 mai 1916. Et des autres, des chefs républicains, traînés un par un au poteau dans la cour de la prison de Kilmainham.
— Thomas Clarke, Sean MacDiarmada, Thomas MacDonagh, Patrick Pearse, Eamonn Ceannt, Joseph Plunkett, a lu l’homme au micro.
Puis cinq soldats de l'IRA ont tendu leurs mains jointes vers le ciel. Autour de moi, des femmes ont mis leurs paumes sur les oreilles. Des enfants ont été hissés sur les épaules des pères. Des anciens ont eu un mouvement de tête rentrée. Je n’avais jamais vu d’armes en action. Un fusil de chasse, peut-être, mais jamais d’arme vraie. L’officier a donné un ordre. Les soldats ont tiré. Une fois, deux fois, trois fois. Je voyais le métal au creux de leurs gants blancs. A chaque salve, deux jeunes garçons ramassaient les douilles brûlantes de pistolet et les remettaient à Mike O’Doyle. Je n’avais jamais entendu le bruit de la guerre, cette stupeur d’acier déchiré. J’ai sursauté violemment. Je me suis mordu l’intérieur de la joue. Après l’hymne national, Tyrone s’est placé devant les femmes qu’il avait fait s’aligner. Sur son ordre, elles ont brusquement ouvert leurs parapluies. Toutes ensemble. Une centaine de parapluies à bout de bras. Certains levés en toit sous le ciel, d’autres tenus en paravent. Cathy était face à nous. Tendu à l’horizontale, son parapluie rouge lui masquait le visage. Les soldats de L'IRA ont quitté l’alignement. Ils se sont précipités au milieu des femmes, derrière les parapluies. Des mères et leurs landaus sont entrés à leur tour dans l’abri. Les hélicoptères tournaient, plus bas sous les nuages.
— Qu’est-ce qui se passe ? j’ai demandé à Jim.
— C’est un tour de magie, a souri l’Irlandais.
Les parapluies se sont refermés. Les soldats républicains avaient disparu. Au milieu des poussettes et des femmes qui riaient, il n’y avait plus rien d’autre que des gens d’ici. Pas d’arme. Aucun uniforme. Une épouse au bras de son mari. Un père qui pousse son landau. Trois amis qui se taquinent. Un vieux grognon qui remet sa casquette. Un couple enlacé comme au sortir du pub. Et la foule, autour d’eux, qui s’est remise en marche vers les grilles du cimetière, qui les a grignotés, dérobés, puis repris un à un.
*
Jim a écarté le rideau d’un doigt. A peine, pour voir sans être vu.
— Éteins la lumière, a-t-il dit doucement.
J’aimais ce gris inquiet qui lui brouillait le front, cette tension. Il était dans l’angle de la fenêtre, plaqué contre le mur. Il regardait la rue. Une patrouille britannique s’était arrêtée là, juste devant la porte de la maison. Du salon, j’entendais le crachat de leur radio de campagne. Il m’a fait signe d’approcher. La nuit était orangée des réverbères. Un soldat était agenouillé contre le mur. Il pointait son fusil sur les toits, l’œil contre son viseur. Un autre était couché sur le trottoir. Deux filles riaient en se tenant le bras. Des gens passaient près d’eux sans un regard. D’autres traversaient la rue. Après quelques minutes, un blindé est arrivé. Les Britanniques sont entrés par la porte arrière, à reculons et en courant.
— Salauds ! a dit Jim.
Il a dit ça comme ça, comme lorsqu’il crache sur le trottoir ou qu’il frappe une table du poing. Il a rallumé la lumière. Cathy avait préparé des sandwichs et du thé.
— Ils sont partis ?
— Ils sont partis, lui a répondu son mari.
Dès que le blindé a passé le coin de la rue, les invités sont arrivés. Comme s’ils attendaient le départ de la patrouille pour frapper à la porte. Un couple que j’avais vu au club. Un jeune gars qui était au cimetière. Deux femmes de prisonniers. Et puis Tyrone Meehan et Sheila, sa femme.
— Il y en a partout ce soir, a dit Tyrone en enlevant son manteau.
— Partout, a souri Jim.
J’avais acheté quatre bouteilles de Guinness et une orangeade. C’est comme ça, ici. Chacun apporte ce qu’il boit. L’orangeade, c’était un petit geste en plus. Tyrone a sorti de la Harp de son sac en papier marron, une bière douce et blonde qui se boit comme de l’eau. Sheila avait une fiasque de rhum blanc dans sa poche. Le jeune homme avait acheté une bouteille de vin en mon honneur. Un flacon de marque « Piat d’Or », présenté sur l’étiquette comme « le vin le plus fameux de France ». J’avais pris un peu d’avance. Trois bières brunes depuis le début de soirée. J’étais à ma place, par terre, le dos calé contre un bras de fauteuil. La télévision était allumée. Aux informations, seules quelques images sur la marche de Pâques. Elles montraient l’IRA, pas la foule, avec un commentaire anglais sur le sectarisme et la violence. Jim a éteint le poste. Tyrone avait un verre de bière à la main, il l’a levé à hauteur de regard en me clignant de l’œil. Il faisait presque chaud. J’étais chez moi. Dans l’odeur des toasts et du thé, dans les rires qui répondaient à une histoire de Jim. Chacun son anecdote. Tout allait très vite. Je suivais avec peine. L’une des invitées, très rousse, racontait que hier matin, au petit magasin de l’angle, il n’y avait que des femmes de prisonniers, comme elle. Cinq républicaines, avec en main la même liste de produits autorisés pour le parloir des hommes. Du thé, trois oranges, deux pommes, quelques douceurs de chocolat, avec la caissière qui enregistrait sans un mot les mêmes articles à chaque fois. Quand son tour est arrivé, la rousse avait dans le panier un gros sac de bonbons.
— C’est permis, ça ? a demandé la vendeuse.
— Ah non, ça c’est pour moi, a répondu la femme.
Cathy a ri. Tyrone a levé son verre. Il a demandé des nouvelles de Paddy Nooley, libéré la veille de Long Kesh. Jim a répondu que ça allait. J’enrageais. Je comprenais un mot sur quatre. Un moment, Jim a mimé quelque chose pour moi. Il s’est levé, il s’est agenouillé et a posé sur son épaule un lance-roquettes imaginaire. Tout le monde a ri encore. C’est Cathy qui a traduit, en anglais moins vite. Paddy Nooley venait de faire neuf ans de prison pour avoir utilisé un bazooka à l’envers. C’était à la fin des années 60. Les armes manquaient. Pour rassurer leur population, le samedi soir dans les rues de Belfast, les combattants se repassaient trois ou quatre vieux revolvers d’ordonnance anglais. Tyrone Meehan m’a raconté. Une nuit, il s’était agenouillé sur Falls Road, au coin de la rue Cavendish, un Webley en main, doigt sur la détente, levé contre son visage dans la position du tireur au repos. Il attendait qu’un groupe passe devant lui, des jeunes, des vieux, des fêtards qui baissaient la voix en le voyant. Il était aux aguets, à son angle de mur. Une vieille dame lui glissait de tenir bon. Un gamin murmurait « Vive l’IRA » en levant le poing. Des hommes clignaient de l’œil. Une femme se signait. Une autre disait merci. Tyrone attendait que le groupe le dépasse, puis il quittait son poste en courant, rangeait son revolver sous sa veste, prenait les rues de traverse et donnait l’arme à un camarade qui attendait quelques dizaines de mètres plus haut. Quand ces mêmes gens parvenaient à hauteur de cette autre rue, un combattant était là, debout, masqué d’un foulard, le Webley dirigé vers le sol. Et encore, plus haut, ailleurs, jusque dans le parc, la même arme passait de gants en gants pour que cette nuit, juste avant le sommeil, une poignée de voisins croient que les armes arrivaient en Irlande par bateaux entiers.
Paddy Nooley était plombier, et assez bricoleur. Il avait construit un bazooka avec un tube d’acier. Il s’était aperçu que le calibre de son arme était de la taille exacte d’un paquet de gâteaux qu’il adorait. Des gâteaux ronds, dentelés, au beurre et au citron. Il lui fallait une bourre pour maintenir la charge de son arme. Il a glissé quatre paquets dans le lance-roquettes. Les gâteaux d’un côté, le projectile de l’autre. Et puis tout est allé très vite. Paddy Nooley était jeune. C’était sa deuxième opération. Le fort britannique surveillait l’entrée du ghetto nationaliste d’Ardoyne. L’unité de l’IRA est arrivée de nuit. Ils étaient quatre. C’est Paddy qui devait ouvrir le feu. Le soldat irlandais s’est agenouillé sur le trottoir et il a tiré sur l’ennemi.
Jim mimait la scène. Cathy s’essuyait les yeux en me traduisant doucement. Elle riait. Tyrone riait. Sheila riait. Je riais pour faire comme eux.
— Après l’explosion, les Britanniques sont sortis dans la cour.
Il y avait des miettes de gâteaux partout à l’intérieur du fort. Sur le toit, le grillage, les barbelés, la guérite de surveillance. La rue sentait la poudre et le lait caillé. Paddy Nooley s’est relevé. Il était tout tremblant. En ouvrant le feu, il s’était trompé de sens. Il avait inversé la position de l’arme. La roquette avait frappé un mur derrière lui et il avait bombardé les Anglais de gâteaux. Il était tellement stupéfait qu’il n’a pas bougé. Il est resté comme ça, le tube à ses pieds, en regardant le mur éventré et les gens qui hurlaient aux fenêtres, jusqu’à ce que les soldats l’arrêtent.
— Remarque, Snoopy n’a pas fait mieux, a dit Tyrone en se servant une bière.
Snoopy était sur une moto, derrière Jack qui conduisait. Snoopy venait d’abattre un policier dans Casde Street. Jack remontait Falls Road en zigzaguant entre les voitures. Au moment de prendre le chemin de Whiterock, devant un barrage anglais, Snoopy a tendu la main droite. Comme quand on va tourner. Le pistolet en main.
— Jack, c’est le fils de Sheila et Tyrone, m’a dit Cathy. Il a pris vingt ans.
— C’est la vie, a lâché Tyrone pour parler d’autre chose.
Et puis il a chanté. Comme ça, sans prévenir. Il a fermé les yeux et il a chanté, assis sur son coin de canapé.
« You may travel far far front jour own native home
far away o’er the mountains far away o’er the foam
But of ail the fine places that l’ve ever been
There’s none to compare with the Cliffs of Doneen. »
C’est Cathy qui a chanté ensuite. Une chanson en gaélique que je n’ai pas comprise. Puis Jim a chanté. Et aussi une femme de prisonnier. Je me suis levé et j’ai ouvert mon étui à violon. J’ai attendu, mon instrument sur les genoux. J’étais vraiment chez moi pour la première fois. Sans danger, sans tension, sans paroles retenues, sans voix basse, sans regards mouvants, sans rien d’autre qu’eux, et leur confiance en moi.
— A toi, fils, a dit Tyrone.
Cathy me regardait. Jim buvait lentement. Le jeune homme finissait mon vin. Sheila distribuait ses cigarettes, trois par trois, en éventail entre ses doigts. Je frissonnais. J’avais déjà joué ici ou là, pour Jim ou dans un pub, mais pas comme ça. Pas avec ce silence en face. Pas avec Tyrone Meehan qui avait mis son menton dans sa paume de main. Pas après ces histoires, ces chansons, ces rires partagés. J’étais le luthier français. J’osais à peine. J’ai posé l’archet sur les cordes. J’ai fermé les yeux. Je voulais le mieux, le plus beau d’entre tout. J’avais la bouche sèche. J’ai joué O’Keefe’s Slide, un morceau traditionnel. J’ai laissé faire mes doigts. Tout n’était pas juste. Et peu m’importait. Et peu leur importait, je crois. Ils ont applaudi fort. Tyrone Meehan a levé le pouce pour dire que c’était bien. Plus tard, dans la cuisine, il m’a dit que la chambre de Jack était libre et que je ne devais pas hésiter. Si Jim et Cathy avaient un problème pour me loger, le lit de son enfant prisonnier m’était ouvert.
— Je t’aime bien, fils, a dit Tyrone en posant la main sur mon épaule.
— Moi aussi, j’ai répondu en souriant.
— Ah bon ? Et pourquoi ça ? il a demandé.
Et puis il a eu son rire. C’est la première fois que je l’entendais. Un rire en cascade, formidable, sans retenue. Un rire que j’essaierai d’imiter sans jamais y parvenir. Un rire qui me réveille encore la nuit maintenant qu’il est mort.
*
En rentrant à Paris, j’ai compris. En me réveillant le jour d’après. En marchant dans la rue, cet avril 1977. En regardant le ciel pour rien. En croisant ceux qui ne savaient pas. J’étais différent. J’étais quelqu’un en plus. J’avais un autre monde, une autre vie, d’autres espoirs. J’avais un goût de briques, un goût de guerre, un goût de tristesse et de colère aussi. J’ai quitté les musiques inutiles pour ne plus jouer que celles de mon nouveau pays. Je me suis mis à lire. Tout. Tout sur l’Irlande. Rien que sur l’Irlande. Irlande. Irlande. Irlande. Je cherchais ce mot à travers les lignes des journaux, dans l’encre des livres, je le lisais sur les lèvres, dans les yeux, partout. J’ai su qu’en gaélique, Armée républicaine irlandaise se disait « Óglaigh na-hÉireann ». J’ai fêté la Saint-Patrick. Je me suis coloré les cheveux en vert. J’ai lu le livre de Kells, les raids vikings, les batailles de Toirrdelbach Ua Briain, roi de Munster. J’ai appris les invasions normandes, la résurgence gaélique, la conquête des Tudor, la colonisation de l’Ulster, les rébellions écrasées une à une, la sauvagerie de Cromwell, la défaite de James II le catholique. J’ai découvert les lois pénales, la Grande Famine, le Home Rule. J’ai lu en anglais la guerre d’indépendance, la guerre civile, la guerre au Nord. J’ai lu Flann O’Brien, O’Flaherty, Beckett, Kavanagh, O’Casey, Behan, Wilde, Synge, Swift. J’ai essayé de lire Joyce. J’ai découpé un poème de William Butler Yeats. Je l’ai collé à côté de James Connolly, sur le mur de mon atelier.
« Now and in time to be
Wherever green is worn
Are changea, changea utterly
A terrible beauty is born. »
J’ai décidé que la Guinness serait mon eau de vie. J’ai eu du mal, d’abord. Cette amertume, ce goût de lourd, de terre et de brûlé. L’onctueux de sa crème, la pinte interminable. Avec Jim et Cathy, à la table du Thomas Ashe, je faisais comme si. Je buvais sans aimer. C’était un rituel. J’avais décidé de trouver désormais la bière noire à mon goût. À Falls Road, je m’étais acheté un béret à pompon en tricot de laine blanche. Et aussi une Claddagh ring, la bague d’appartenance vieille de 400 ans. Elle montre un cœur couronné enserré par deux mains. La pointe du cœur de métal dirigée vers votre cœur murmure que vous êtes pris. La pointe du cœur de métal dirigée vers l’extérieur soupire que vous êtes libre. Jim porte la Claddagh, Cathy aussi. Tyrone a une vieille Claddagh en argent. J’observe les doigts dans les pubs, dans les rues. Je laisse traîner ma main sur les tables pour que mon cœur soit vu. Dans les années 70, des paramilitaires loyalistes protestants ont coupé quelques doigts qui portaient cette bague parce qu’elle disait le catholique irlandais. C’était leur jeu. Comme graver le mot Papiste au couteau, dans le dos d’un gamin raflé au hasard de la rue. Un soir, dans le métro parisien, j’ai remarqué une femme qui lisait. Une Claddagh brillait à son annulaire. J’en ai eu les lèvres sèches et les jambes mortes. J’ai posé ma main sur la barre d’appui face à elle, en tapotant l’acier avec l’or de ma bague, mais elle n’a pas levé la tête.
Très vite, je me suis dit que j’irais à Belfast deux fois par an. Une fois pour Pâques, une autre fois en août, pour la marche célébrant l’anniversaire de l’Internement sans procès des suspects républicains, en août 1971. Lorsque Cathy et Jim n’étaient pas là, je dormais chez Tyrone. J’étais moins à l’aise avec Sheila et lui, mais j’y avais mes habitudes. J’allais chercher le charbon dans l’arrière-cour. Je remplissais le poêle au matin froid. Je dormais à l’étage, dans le lit de leur fils. C’est moi aussi qui fermais la grille en fer forgé de l’escalier séparant le rez-de-chaussée du premier étage. Une nuit, j’avais oublié. Je m’étais couché tard, j’avais un peu bu. Je ne trouvais plus la clef. C’est la seule fois où j’ai vu Tyrone en colère. Il m’a expliqué que cinq catholiques étaient morts comme ça, à cause de leur grille oubliée. Les commandos loyalistes avaient enfoncé les portes d’entrée à coups de hache et s’étaient rués à l’étage en tirant sur les lits.
— Avec la grille, ils sont bloqués en bas. Alors ils lâchent une rafale dans l’escalier mais tu t’en sors, avait dit Tyrone.
De plus en plus souvent, c’est lui qui venait me chercher à la gare ou à l’aéroport. Et c’est aussi lui qui me raccompagnait. Quand nous arrivions à hauteur d’un contrôle de l’armée, il me demandait de ne pas parler. Surtout pas en français. De ne donner ni mon nom, ni la réponse aux deux questions posées : « D’où venez-vous ? », « Où allez-vous ? ». Alors je faisais comme lui. Je ne répondais rien. Le plus longtemps possible. Jusqu’à ce qu’il m’encourage du regard à avouer le luthier français.
— Salauds !
Comme Jim, Tyrone crachait ce mot tout le temps. Quand il croisait une patrouille écossaise, quand il observait un hélicoptère au-dessus de sa ville, quand un drapeau anglais flottait en haut d’un mât, quand le Premier ministre apparaissait à la télévision. Il disait salauds et il crachait. Alors je me suis mis à cracher aussi. Même à Paris, sans y prendre garde. En remontant les rues comme si elles étaient miennes. J’avais un mouvement d’épaules rentrées, le pas long, les poings dans les poches, le col relevé et je crachais.
— Quand je t’ai vu, j’ai cru que tu étais irlandais, m’a dit un jour une fille de Belfast avant que je ne lui parle.
Je me suis regardé au hasard d’une vitrine. J’avais la veste en tweed un peu juste, le pantalon trop court, le regard clair et l’air d’ici. Irlandais. Je me suis aimé comme ça. Je ressemblais à l’un d’eux, à force, sans le vouloir, sans faire exprès, sans rien changer à mon attitude. Je retrouvais en moi quelque chose qui sommeillait depuis toujours. Quelque chose de moi sans que je le soupçonne. Un instant, j’ai songé vivre à Belfast, tout quitter, renoncer au peu que j’avais en France. Travailler le bois et le vernis ici même, dans l’une de ces petites maisons de brique. Devenir encore plus, plus encore. M’engager. Aider le combat de la République.
— Non.
— Pourquoi pas ?
— Parce que tu es plus utile comme tu es, a répondu Tyrone.
— Comme je suis ?
— Comme tu es.
— Je suis quoi, pour toi ?
— Un luthier français. Un gars bien. Et un ami.
Ce jour-là, Tyrone Meehan a fait une chose terrible. Il m’a pris par les épaules. Il m’a regardé bien en face et m’a demandé de ne jamais oublier cela. Je n’étais pas irlandais. Je ne serais jamais irlandais. Je lui apportais, à lui, à Sheila, à Jim, à Cathy, à tous, autre chose que ce qu’ils s’apportent les uns les autres de rue en rue. Il m’a dit avoir besoin de cette différence. De cette façon d’être qui n’était pas d’ici. Il m’a regardé en me disant de rester ce que j’étais. En disant qu’il ne laisserait jamais personne se servir de moi. Je pense qu’il savait. Il ne m’a rien dit d’autre, mais je pense qu’il savait. Il se doutait que j’aiderais bientôt les combattants de la République. Je les aiderais peu, d’ailleurs. Ici et là. Des choses de rien pour me rapprocher davantage. Je crois qu’il savait. Qu’il voulait me préserver de moi, me garder de mes élans et de ma colère naïve. Nous étions l’automne 1979, quelques semaines avant qu’il ne soit arrêté de nouveau. Tyrone Meehan m’a mis en garde. Tyrone Meehan m’a protégé de lui.